Huit

Mercredi après-midi, Marguerite partit tôt du travail en voiture pour se rendre à son entrevue avec M. Fleischer, le professeur principal de Tessa.

L’unique établissement scolaire de Blind Lake était un bâtiment long et bas à deux niveaux non loin de Hubble Plaza, entouré de terrains de jeux, d’un autre de sport et d’un généreux parking. Comme tous les bâtiments de Blind Lake, il avait été conçu avec soin mais sans vraiment de caractère : cela aurait pu être n’importe quel établissement scolaire, à n’importe quel endroit du pays. Il ressemblait beaucoup à celui de Crossbank, et l’odeur qui accueillit Marguerite lorsqu’elle franchit la grande porte d’entrée était la même que dans toutes les écoles dans lesquelles elle avait mis les pieds : un mélange de lait aigre, de copeaux de bois, de désinfectant, de musc adolescent et de composants électroniques chauds.

Elle suivit le couloir jusque dans l’aile ouest. Tess était rentrée cette année-là en sixième, un pas supplémentaire loin de la marelle et des Barbie, un pas chancelant au bord de l’adolescence. Marguerite, qui elle-même avait souffert durant ses années de collège, ressentit une fois de plus une vague d’appréhension conditionnée au milieu de ces rangées de casiers saumon, même s’il n’y avait presque personne – on avait renvoyé les enfants plus tôt pour permettre cette série de rencontres parents-professeurs. Elle imagina Tessa déjà à la maison, peut-être en train de lire en écoutant le bourdonnement du chauffage par le sol. En sécurité à la maison, pensa Marguerite avec un peu d’envie.

Elle frappa à la porte entrouverte de la salle 130, celle de M. Fleischer. Il lui fit signe d’entrer et se leva pour lui serrer la main.

Elle ne doutait pas que M. Fleischer était un excellent enseignant. Blind Lake étant une institution fédérale de premier plan, la présence d’un système scolaire lui aussi de premier plan figurait parmi les avantages décisifs des emplois offerts. Marguerite était sûre que M. Fleischer disposait de références impeccables. Il avait même l’air d’un bon professeur, ou du moins du genre de ceux à qui on pouvait se confier sans problème : grand, les yeux plutôt doux, bien habillé mais sans ostentation, avec une barbe soignée et un sourire généreux. Il vous serrait la main avec fermeté mais pas trop fort.

« Bienvenue », dit-il. Il avait apporté dans la salle meublée de bureaux pour enfants deux chaises aux dimensions parentales. « Asseyez-vous. »

Marrant comme tout cela me met mal à l’aise, songea Marguerite.

Fleischer jeta un coup d’œil à ses notes. « Content de vous rencontrer. Ou de vous revoir, devrais-je dire, puisqu’on s’est rencontrés à l’orientation de Tessa. Vous travaillez au département Observation et Interprétation ?

— En fait, je le dirige. »

Les sourcils de Fleischer se soulevèrent un instant. « Vous êtes là depuis août ?

— Tess et moi avons emménagé ici en août, oui.

— Mais le père de Tessa est arrivé un peu avant, je crois ?

— En effet.

— Vous êtes séparés ?

— Divorcés », répondit aussitôt Marguerite. Était-ce de la paranoïa de sa part, où Ray en avait-il déjà discuté avec Fleischer ? Ray disait toujours « séparés », comme pour réduire le divorce à une brouille temporaire. Et cela était typique de lui de décrire Marguerite comme « travaillant à Interprétation » au lieu d’admettre qu’elle dirigeait le département. « Nous avons la garde partagée, mais c’est moi qui m’occupe de Tess la plupart du temps.

— Je vois. »

Ray n’avait peut-être pas mentionné cela non plus. Fleischer marqua un temps d’arrêt et ajouta une note dans son dossier. « Désolé de vous paraître indiscret. Je cherche juste à me faire une idée de la situation de Tess à la maison. Elle a quelques ennuis ici au collège, comme vous le savez sûrement. Rien de grave, mais ses notes ne sont pas à la hauteur de nos espérances et elle semble un peu… comment dire… un peu vague en classe.

— Le déménagement…, commença Marguerite.

— … a eu une influence, je n’en doute pas. C’est un peu comme dans une base militaire, ici. Il y a tout le temps des familles qui arrivent ou qui s’en vont, et ça pèse sur les enfants. Surtout que les gamins peuvent se montrer durs avec leurs nouveaux camarades. J’en ai été témoin bien trop souvent. Mais concernant Tessa, mes inquiétudes vont un peu plus loin. J’ai jeté un coup d’œil sur son dossier à Crossbank. »

Ah, pensa Marguerite. Eh bien, il fallait s’y attendre. Rabâchons. « Tess a eu quelques problèmes au printemps. Mais tout ça, c’est terminé.

— Cela se passait pendant le divorce ?

— Oui.

— Elle consultait un thérapeute, à ce moment-là, je crois ?

— Oui, le docteur Leinster à Crossbank.

— Est-elle suivie en ce moment ?

— Ici, à Blind Lake ? » Marguerite secoua la tête d’un air résolu. « Non.

— L’avez-vous envisagé ? Nous avons parmi le personnel de quoi vous fournir une assistance d’excellente qualité, vraiment.

— Je n’en doute pas. Je ne pense pas que ce soit nécessaire. »

Fleischer marqua un nouveau temps d’arrêt. Il tapota son bureau avec son crayon. « À Crossbank, Tess a eu une espèce d’épisode hallucinatoire, exact ?

— Non, M. Fleischer, c’est faux. Tess souffrait de la solitude et parlait toute seule. Elle avait une amie imaginaire qu’elle avait baptisée la Fille-Miroir, et elle n’arrivait pas toujours à faire la différence entre la réalité et son imagination. C’est un problème, oui, mais pas une hallucination. On l’a examinée pour déterminer si elle souffrait d’épilepsie du lobe temporal ou d’une douzaine d’autres problèmes neurologiques. Tous ces examens ont donné des résultats négatifs.

— Son dossier précise qu’on lui a diagnostiqué…

— Un syndrome d’Asperger, oui, mais ce n’est pas un état si rare que cela. Elle a quelques tics, elle a été en retard au niveau de l’apprentissage de la langue et elle n’est pas très douée pour se faire des amis, mais on sait cela depuis des années. Elle se sent seule, oui, et je crois que cela a contribué à ce problème de Crossbank.

— Je crois qu’elle se sent seule ici aussi.

— Sûrement. Oui, seule et désorientée. Mettez-vous à sa place. Des parents divorcés, un déménagement, et toutes les cruautés habituelles que subit un enfant de son âge. Je sais déjà tout cela. Je m’en rends compte tous les jours. Je le vois dans son langage corporel, dans son regard.

— Et vous ne pensez pas qu’une thérapie pourrait l’aider à surmonter cela ?

— Sans vouloir paraître méprisante, la thérapie n’a pas eu beaucoup de succès. Tess a pris de manière irrégulière de la Ritaline et une flopée d’autres médicaments, dont aucun ne lui a fait le moindre bien. Au contraire. Cela devrait figurer aussi dans son dossier.

— Qui dit thérapie ne dit pas forcément médicaments. Parfois, parler suffit.

— Sauf que ça n’a pas aidé Tess. Ça a même plutôt eu tendance à la faire se sentir plus unique, plus seule, plus opprimée.

— C’est elle qui vous l’a dit ?

— Elle n’en a pas eu besoin. » Marguerite s’aperçut qu’elle avait les paumes moites. Et sa voix s’était tendue. Tes gémissements défensifs, comme Ray les appelait. « Où voulez-vous en venir, M. Fleischer ?

— Une fois encore, désolé si je vous semble indiscret. J’aime en savoir un peu plus long sur les antécédents de mes élèves, surtout quand ils ont des problèmes. Je pense que cela me permet d’être un meilleur enseignant. J’imagine que cela me donne aussi l’air inquisiteur. Je vous fais mes excuses.

— Je sais que Tess traîne un peu à l’écrit, mais…

— Elle vient en classe, mais il y a des jours où elle est… comment dire… émotionnellement absente. Elle regarde par la fenêtre. Il arrive que je l’appelle sans qu’elle réagisse. Elle se murmure des choses. Cela ne la rend pas particulière, encore moins perturbée, mais cela complique l’enseignement en ce qui la concerne. Je veux juste vous dire que nous pouvons peut-être vous aider.

— Ray est venu ici, n’est-ce pas ? »

M. Fleischer cilla. « J’ai parlé à votre mari – à votre ex mari – une ou deux fois, mais cela n’a rien d’inhabituel.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Que je la néglige ? Qu’elle se plaint de la solitude quand elle est avec moi ? »

Fleischer ne répondit pas, mais ses yeux écarquillés le trahirent. Coup au but. Salaud de Ray !

« Écoutez, dit Marguerite, je suis sensible à votre inquiétude, et je la partage, mais il faut que vous sachiez une chose : Ray ne se satisfait pas des arrangements sur la garde de Tessa et ce n’est pas la première fois qu’il essaye de me piéger, de me faire passer pour une mauvaise mère. Laissez-moi deviner : il est venu ici vous dire que cela le gênait beaucoup de devoir soulever le problème, mais qu’il se faisait du souci pour Tess, avec tous ces problèmes à Crossbank, elle ne recevait peut-être pas l’attention qu’il fallait de la part de ses parents, qu’en fait elle lui avait dit une ou deux choses qui… c’est ça, dans les grandes lignes ? »

Fleischer leva les mains. « Je ne peux m’impliquer dans ce genre de discussion. J’ai dit au père de Tessa les mêmes choses qu’à vous.

— Ray a une idée derrière la tête, M. Fleischer.

— C’est Tess qui me préoccupe.

— Eh bien… » Marguerite résista à l’envie de se mordre la lèvre. Comment cela avait-il pu si mal tourner ? Fleischer la regardait désormais avec un air soucieux et patient, condescendant, mais c’était un enseignant de sixième, après tout, et peut-être ces yeux écarquillés et ces sourcils froncés ne constituaient-ils qu’un réflexe de défense, un masque qui se mettait en place à chaque confrontation avec un enfant hystérique. Ou un parent hystérique. « Vous savez, je… il va sans dire que je suis prête à tout pour aider Tess, pour l’aider à se concentrer sur son travail scolaire…

— Sur le fond, dit Fleischer, je pense que nous sommes sur la même longueur d’onde. Tess a pas mal manqué l’école à Crossbank… Nous ne voulons pas que cela se reproduise.

— Non. En aucun cas. En toute franchise, je ne pense pas que cela se reproduira. » Elle ajouta en espérant ne pas sembler trop manifestement désespérée : « Je peux lui parler, lui demander de travailler davantage ses devoirs, si vous pensez que cela peut être utile.

— Ça pourrait. » Fleischer hésita, puis : « Tout ce que je veux dire, Marguerite, c’est que vous et moi devons garder l’œil ouvert, en ce qui concerne Tess. Empêcher les ennuis de se produire.

— J’ai les yeux grands ouverts, M. Fleischer.

— Tant mieux. C’est le plus important. Au cas où je penserais nécessaire qu’on en reparle, me permettez-vous de vous appeler ?

— Bien entendu », dit Marguerite, ridiculement reconnaissante que l’entrevue semble toucher à sa fin.

Fleischer se leva. « Merci de m’avoir consacré du temps, et j’espère ne pas vous avoir effrayée.

— Pas du tout. » Un horrible mensonge.

« Ma porte est toujours ouverte, si vous avez des inquiétudes de votre côté.

— Merci. Je vous en suis reconnaissante. »

Elle se précipita vers la porte de l’établissement, au bout du couloir, comme si elle quittait le lieu d’un crime. Je n’aurais pas dû mentionner Ray, se dit-elle, mais ses empreintes digitales traînaient sur toute la rencontre, et quelle habile mise en scène de sa part… et comme cela lui ressemblait de se servir des problèmes de Tessa comme arme.

À moins, songea Marguerite, que je me fasse des illusions. À moins que les problèmes de Tessa soient plus graves qu’un simple trouble bénin de la personnalité, à moins que tout ce cirque à Crossbank soit sur le point de se reproduire… Elle ferait n’importe quoi pour aider Tess à franchir ce cap difficile, si seulement elle savait comment l’aider, mais l’indifférence réfractaire de Tess s’avérait presque impossible à briser… surtout en présence d’interférences générées par Ray avec ses manipulations psychologiques et ses tentatives de se positionner en vue d’une hypothétique bataille juridique sur la garde de Tess.

Ray, qui voyait en chaque conflit une guerre et n’arrivait pas à échapper à sa crainte de perdre.

Marguerite sortit dans l’air automnal. L’après-midi avait gagné de manière spectaculaire en fraîcheur, et les nuages au-dessus de sa tête s’étaient rapprochés, ou du moins la longue lumière du soleil en donnait-elle l’impression. La brise, glaciale, était malgré tout la bienvenue après la chaleur oppressante de la salle de classe.

Au moment où elle se glissait dans sa voiture, elle entendit le hurlement des sirènes. Elle s’approcha avec précaution de la sortie et s’y arrêta le temps de laisser passer un véhicule de la sécurité de Blind Lake. Il semblait foncer vers le portail sud.

 

Blind Lake
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